Le rôle de la recherche dans le ramatriement d’un mât totémique Nisga’a
Date de publication : 2024-09-27 08:00:00
Cérémonie d’arrivée du mât Ni'isjoohl, Lax̱galts’ap, septembre 2023
Photo : Aaron Whitfield
Lorsqu’on a demandé à la chercheuse Nisga’a Noxs Ts'aawit (Amy Parent), titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur la gouvernance autochtone en éducation à la Simon Fraser University (en anglais), de donner un coup de main pour ériger un nouveau mât totémique dans sa communauté, elle n’a pas hésité une seconde. Elle était cependant loin de s’imaginer que ce projet se transformerait en une quête de plusieurs années visant à ramener à la maison un autre de ces mâts, qui se trouvait en Écosse depuis qu’il avait été volé près d’un siècle plus tôt. Cette entreprise allait faire d’elle une autorité en matière de ramatriement de mâts totémiques.
« Je n’ai pas de bagage en muséologie, et manifestement j’ai n’ai pas étudié en ramatriement de mâts totémiques, dit-elle. Au début de nos démarches, je ne savais pas si cette restitution serait même possible. »
La recherche, une des clés de la réussite
Les mâts totémiques sont utilisés par de nombreuses Premières Nations, dont les Nisga’a, pour représenter visuellement des histoires orales qui portent sur des personnes, des ancêtres, des lieux et les liens avec le monde spirituel, et pour commémorer des événements importants. Le mât Ni’isjoohl a été commandé dans les années 1860 par la grand-mère ancestrale de Mme Parent, Joanna Moody, dans le but d’honorer Ts’aawit, ancêtre qui a péri en défendant sa famille et la souveraineté de la nation. La croyance veut que les mâts totémiques deviennent, lorsque la personne qui les sculpte leur insuffle la vie, des esprits vivants : ils sont donc considérés comme des ancêtres en soi. C’est pourquoi le vol du mât Ni’isjoohl par un anthropologue colon en 1929, et plus tard sa vente à un musée d’Écosse, a été une violation beaucoup plus grave que la simple perte d’un artéfact.
Voyage de la délégation de la Nation Nisga’a à Édimbourg, en Écosse, août 2022
Photo : Neil Hanna
« Nous avons refusé le terme “artéfact” employé par le musée, car il a pour effet d’objectifier un être vivant qui ne peut être la propriété d’une institution. Pouvez-vous imaginer qu’un musée puisse affirmer qu’un de vos grands-parents lui appartient? »
Des recherches de Mme Parent appuyées par le fonds Nouvelles frontières en recherche ont joué un rôle central pour le retour du mât Ni’isjoohl à son lieu légitime. La chercheuse a commencé par reconstituer l’histoire du mât à partir des récits oraux du peuple Nisga’a et des archives du National Museum of Scotland d’Édimbourg, où il se trouvait. Ces travaux lui ont permis d’écrire un chapitre, publié dans un ouvrage sur l’histoire coloniale de l’Écosse (en anglais | document PDF, 2.6 Mo), qui a ensuite été intégré à la demande officielle de restitution.
« Il a fallu fouiller dans les archives coloniales, mais aussi les remettre en question, car pour les institutions eurocentriques l’écrit l’emporte sur tout le reste, dénonce-t-elle. Nous avons fait appel à nos chefs et à nos matriarches, qui savaient des choses sur ce vol, et avons juxtaposé leurs histoires orales à un discours savant dans nos arguments pour le retour du mât, ce qui a rendu ces récits particulièrement difficiles à ignorer. »
Le projet a de plus suscité d’importants efforts de mobilisation des connaissances (en anglais), dont le but était de faire de la sensibilisation et d’obtenir du soutien, en particulier auprès d’universitaires écossais qui pouvaient mettre de la pression sur le musée. Il s’agissait entre autres de faire connaître le terme « ramatriement » comme solution de rechange culturellement appropriée qui reflète plus fidèlement la nature matriarcale de la société Nisga’a, comparativement à « rapatriement ».
« Il n’y a rien de patriarcal dans nos travaux, insiste Mme Parent. Il est important de continuer à promouvoir la notion de ramatriement dans toutes ses facettes. »
Des années d’efforts
En août 2022, Mme Parent s’est jointe à une délégation de sept personnes du peuple Nisga’a qui s’est rendue au National Museum of Scotland pour demander le retour du mât Ni’isjoohl. Un obstacle se dressait cependant sur leur route : selon la politique du musée, les « artéfacts » ne pouvaient être restitués qu’à des gouvernements nationaux et conservés dans des musées nationaux. La délégation ne comprenait personne qui représentait le gouvernement du Canada.
« Dès le début, nous avons établi clairement que nous étions une nation autonome qui n’avait pas besoin du Canada pour parler en son nom, mais nous ne savions pas si le musée était au fait de ce statut politique particulier au sein du Canada. »
Il s’avère que oui, car après trois mois de délibérations, National Museums Scotland a accepté de restituer le mât totémique. Une autre délégation Nisga’a, plus nombreuse cette fois-ci, s’est rendue en Écosse en août 2023 pour superviser la désinstallation et le grand départ du mât Ni’isjoohl, notamment en tenant une importante cérémonie spirituelle lors de laquelle le gouvernement d’Écosse et le musée ont présenté des excuses officielles.
Voyage de la délégation de la Nation Nisga’a à Édimbourg, en Écosse, août 2023
Photo : Neil Hanna
Le 29 septembre 2023, l’arrivée du mât totémique au Nisg̱a’a Museum, dans le village de Lax̱galts’ap, a été célébrée par une cérémonie et un festin traditionnel. Maintenant qu’il est revenu, le mât aide à la revitalisation de la langue et de la culture et donne aux jeunes générations Nisga’a l’occasion de découvrir les histoires qui s’y rattachent ainsi que les pratiques traditionnelles en lien avec la sculpture, les arts et le ramatriement.
Décoloniser la recherche
Depuis ce ramatriement réussi, Mme Parent a contribué à la restitution d’un mât totémique d’une autre famille détenu présentement au Museum of Anthropology at The University of British Columbia. Elle et des membres de la délégation qui a voyagé en Écosse ont aussi été contactés par d’autres musées dans le monde qui possèdent des biens appartenant aux Nisga’a, ce qui ouvre la porte à de futures démarches de ramatriement. Mme Parent est d’ailleurs en train d’écrire un livre et de réaliser un film sur le ramatriement du mât Ni’isjoohl.
« Une victoire collective comme celle-ci crée un précédent pour d’autres groupes autochtones. Nous éprouvons de la reconnaissance parce que justice a été rendue pour nos ancêtres, et c’est avec plaisir que nous ferons profiter les communautés autochtones de partout dans le monde de notre expérience et de ce que nous avons appris. »
Les efforts déployés par Mme Parent dans ce projet et les liens qu’elle a noués viennent alimenter les autres travaux qu’elle réalise comme titulaire d’une chaire de recherche du Canada. Dans ce cadre, elle remet en question les structures coloniales de la recherche et promeut l’autodétermination des Premières Nations de la Colombie-Britannique en matière gouvernance de la recherche (en anglais), en cela motivée entre autres par le racisme institutionnel qu’elle a subi au sein des systèmes de recherche et de financement, y compris lors du projet de ramatriement. Pour aider à trouver des solutions à cet enjeu, elle siège maintenant à titre de coprésidente du Cercle de leadership autochtone en recherche, une entité mise en place par les trois organismes qui dirige la mise en œuvre d’un plan stratégique national sur la recherche autochtone et le leadership en recherche et l’autodétermination des Autochtones.
Vous voulez en savoir plus?
Visitez le site Web d’Amy Parent (en anglais) pour tout savoir sur le ramatriement du mât Ni’isjoohl et sur ses autres projets.