Rompre le silence sur la violence fondée sur le genre


Comment le modèle de services communautaires d’une titulaire de chaire de recherche du Canada change des vies

Date de publication : 2023-12-06 10:00:00

Photo : istock.com/MicroStockHub


C’est une triste réalité que beaucoup seront choqués d’apprendre : toutes les 48 heures au Canada, une femme ou une fille meurt des suites d’un acte de violence fondée en raison de son genre. En 2022, 184 femmes et filles ont été tuées – surtout par des hommes –, ce qui représente une hausse de 27 p. 100 par rapport aux statistiques d’avant la pandémie.

« Je suis aux premières loges de ce phénomène depuis des dizaines d’années, et j’ai réalisé que la violence fondée sur le genre n’est pas un accident. Elle ne s’exerce pas seulement ailleurs. Elle s’exerce dans toutes les communautés », explique Vicky Bungay, infirmière autorisée, titulaire de la Chaire de recherche sur l’égalité entre les sexes et la mobilisation des collectivités de l’University of British Columbia, directrice de la Capacity Research Unit (en anglais) et directrice associée de la Research in the School of Nursing (en anglais) de cette même université. « Nous vivons dans un magnifique pays disposant d’énormément de ressources. Nous travaillons très fort à faire avancer l’équité, la diversité et l’inclusion. Et pourtant, il n’y a pas eu de progrès significatifs au chapitre de la violence fondée sur le genre », remarque-t-elle.

Une société reposant sur des inégalités structurelles

Vicky Bungay tente depuis des décennies de démêler les complexités de la violence fondée sur le genre et de l’intersectionnalité entre la violence, la pauvreté, le chômage, la consommation de substances psychoactives et la situation de logement précaire touchant les femmes. Selon elle, les inégalités structurelles sont profondément enracinées au cœur de la société.

« La violence fondée sur le genre est ancrée dans la structure qui forge notre identité en tant que société et dans la façon dont nous valorisons les femmes et les filles, explique la chercheure. Tout ce que nous percevons comme étant masculin est vu comme ayant une plus grande valeur, comme étant plus important et supérieur à ce qui est considéré comme féminin. Quand la norme est perçue ainsi, les politiques, les pratiques et les programmes le reflètent, ce qui crée un climat de vulnérabilité et de risque propice à la violence fondée sur le genre. »

Selon Mme Bungay, les femmes demeurent significativement sous-payées par rapport aux hommes qui font le même travail, sont souvent les seules à subvenir aux besoins dans une famille monoparentale et continuent de peiner à faire reconnaître leurs droits dans le système de justice pénale lorsqu’elles sont victimes de violence conjugale.

« Encore aujourd’hui, c’est surtout la personne qui commet l’acte qui a l’avantage, insiste la chercheure. Le programme de recherche associé à ma chaire porte principalement sur l’étude des différents contextes où évoluent les femmes, les facteurs qui augmentent le risque de violence et la façon de trouver, en tant que société, des solutions novatrices à ce mal. »

L’ouverture engendre compassion et confiance

La recherche de Vicky Bungay porte essentiellement sur les femmes itinérantes ou à un cheveu de se retrouver dans cette situation. Avec son équipe de chercheures et chercheurs et d’organismes communautaires de tout le pays, d’étudiantes et étudiants des cycles supérieurs et de titulaires de bourse postdoctorale, elle analyse et offre des « services inconditionnellement ouverts », c’est-à-dire exempts de jugements et d’exigences à remplir qui s’adaptent à chaque femme.

« Généralement dans le système, tout se fait en vase clos. Si vous avez le VIH, on vous dirige vers tel programme; si vous avez besoin d’un logement, on vous réfère à un autre; si vous consommez de la drogue, c’est un autre programme, et ainsi de suite. Parfois, les femmes doivent se sortir d’une situation violente pour avoir droit à de l’aide, explique-t-elle. Pourquoi ne changerait-on pas plutôt le modèle de service? Et si les femmes n’avaient pas à cocher toutes les cases d’une liste pour recevoir de l’aide? Et si on ne disait pas aux femmes ce qu’elles doivent faire et qu’on reconnaissait et célébrait le fait qu’elles sont des survivantes? »

Le projet STRENGTH pour bâtir un lien de confiance

En 2018, Bungay et son équipe de recherche ont mis le modèle en pratique avec le projet pilote STRENGTH (en anglais) financé par une subvention de développement de partenariat du CRSH. Ce projet a permis de nouer des relations individuelles efficaces avec les femmes itinérantes aussi victimes de violence fondée sur le genre. Sur 18 mois, l’équipe du projet a tenu plus de 1 600 rencontres individuelles avec des centaines de femmes. Elle a aussi travaillé de manière intensive avec 37 femmes en séances privées pour leur offrir diverses formes de soutien (aiguillage, défense des droits, logement, sécurité alimentaire, matériel de réduction des méfaits). Aucune question posée ni exigence à respecter; seulement du soutien. Le projet n’avait qu’une seule priorité : instaurer la confiance.

« Pendant le projet, nous avons travaillé avec beaucoup de femmes qui n’étaient pas du tout prêtes à parler de la violence qu’elles vivaient. Elles étaient en crise et avaient souvent besoin de l’essentiel, explique la chercheure. Quand notre équipe demandait “comment pouvons-nous vous aider maintenant?”, la réponse était souvent des choses de base, comme de nouvelles lunettes ou quelque chose à manger. Une fois que ces femmes avaient reçu le nécessaire, nous commencions à bâtir une relation, et c’est là que nous pouvions avoir des conversations sur leurs besoins plus complexes, comme un logement ou des soins de santé. »

« Quand les femmes se rendent compte qu’elles ont quelqu’un de confiance de leur côté, le vrai changement s’opère, poursuit la chercheure. Notre recherche montre qu’une relation de confiance dans un cadre non punitif ouvre des portes. Nous tentons maintenant de faire appliquer ce modèle d’intervention à plus grande échelle. »

Élargir la portée des services inconditionnels au reste du pays

Fortes du succès de STRENGTH, Vicky Bungay et son équipe en sont maintenant à la prochaine phase du projet, qui consiste à élargir la portée du soutien offert aux femmes victimes de violence en tenant compte des traumatismes et de la violence (en anglais), toujours avec l’aide d’une subvention de développement de partenariat du CRSH. L’équipe prend son modèle de soutien et de mobilisation communautaire, élaboré dans le cadre du projet STRENGTH, et le déploie à Kelowna (Colombie-Britannique) et à Windsor (Ontario). L’objectif est d’aider les femmes victimes de violence conjugale ou vivant en refuge, ou les deux.

L’un des points d’intérêt de ce projet est d’adapter le soutien offert à chaque femme – et à sa famille – qui quitte un refuge pour s’installer dans un premier foyer. Cette transition est une période de vulnérabilité pour les femmes et leurs enfants. En leur offrant des services et du soutien pendant cette période, on les aide à éviter de redevenir des victimes.

« Dans mes décennies de travail comme infirmière et chercheure, j’ai rencontré tellement de femmes victimes de violence conjugale, et dans bien des cas, personne n’est au courant, explique Vicky Bungay. J’ai rencontré des femmes blessées qui avaient besoin d’aide, mais qui se sont fait dire par leur partenaire violent qu’elles ne pouvaient pas aller à l’hôpital. J’ai soigné des femmes inconscientes dont le dossier médical indiquait un historique de violence. Dans le cadre de notre recherche, nous avons passé du temps avec des femmes qui ont ensuite perdu la vie à cause de la violence, et ça, ça crève le cœur.

Notre recherche a démontré que quand les femmes nous font confiance, elles continuent de profiter de nos services même dans les périodes plus chaotiques, ajoute la chercheure. Notre modèle de services est fondé sur la confiance; nous n’abandonnons pas les femmes quand elles trouvent un logement ou un emploi. Nous savons que la prévention de la violence et la guérison sont des processus qui prennent du temps. Nous devons garder contact avec ces femmes à différents moments critiques de leur parcours de guérison. »

L’objectif de Vicky Bungay est de mettre en place ce modèle d’intervention inconditionnelle partout au pays. « Les services mobiles ne sont pas dispendieux, donc on peut aisément en élargir la portée. Chaque province devrait avoir son propre plan et modèle de service intégré pour le public et les organismes sans but lucratif. Nous ne pouvons pas continuer de compter sur le secteur sans but lucratif pour tout faire. »

Elle ajoute que nous devons aussi changer notre façon de voir l’équité des genres et l’éducation des garçons. « Il faut davantage de formation pour le personnel scolaire pour que les enfants victimes de violence se sentent assez en sécurité pour en parler, car on sait qu’un garçon victime de violence est plus susceptible de devenir lui-même violent, indique la chercheure. Il faut des centres jeunesse dotés de conseillères et conseillers d’expérience dans chaque localité pour trouver les jeunes qui ont besoin d’aide. »

Une affaire personnelle

Vicky Bungay souligne que les femmes avec qui elle a travaillé ont changé sa vie.

« C’est quelque chose de très personnel pour moi. C’est impossible de ne pas être touchée par le pouvoir et la volonté de survivre de ces femmes. Même si des milliers de femmes sont tuées ou victimes de violence, les femmes n’abandonnent jamais. Nous devons donc poursuivre notre travail pour opérer un changement significatif et prévenir la violence continue envers les femmes. »


Vous voulez en savoir plus?

Consultez les travaux révolutionnaires de Vicky Bungay sur le site (en anglais) de la Capacity Research Unit de l’University of British Columbia.