Comment la détermination de huit femmes du milieu universitaire rend l’excellence de la recherche au Canada plus diversifiée
Date de publication : 2023-06-05 12:00:00
Le prix Robbins-Ollivier d’excellence en matière d’équité du Programme des chaires de recherche du Canada finance des projets de recherche canadiens audacieux et potentiellement transformateurs, qui défient le statu quo et qui contribuent à éliminer les obstacles systémiques qui font partie du paysage de la recherche depuis des décennies. Les tout premiers prix seront annoncés à la fin du printemps 2023.
Le prix porte le nom de deux Canadiennes, décrites par leurs collègues comme des « forces de la nature », qui ont passé leurs vies à lutter pour l’équité dans l’écosystème de la recherche canadienne.
Wendy Robbins et Michèle Ollivier étaient des universitaires, des éducatrices, des féministes, des activistes, des collègues et des amies, et ensemble, elles ont défendu celles et ceux qui étaient souvent réduits au silence.
« Ma mère savait qu’il n’y avait pas d’excellence sans équité. Au cours de sa carrière, elle s’est heurtée à plus de plafonds de verre qu’elle ne voulait en compter, mais cela l’a rendue plus consciente des inégalités existantes » dit Chimène Keitner à propos de sa mère Wendy Robbins, aujourd’hui décédée.
« Je me souviens qu’elle et Michèle passaient des heures et des heures ensemble sur différents projets. Je pense que leurs domaines d’expertise universitaire respectifs étaient vraiment complémentaires », se souvient Mme Keitner.
Mme Robbins était professeure d’anglais à l’Université du Nouveau-Brunswick et cofondatrice du programme d’études sur le genre et les femmes de l’université. Professeure de sociologie à l’Université d’Ottawa, Mme Ollivier était une chercheure réputée dans le domaine de la culture et des arts. Tous deux ont consacré leur vie à l’amélioration de la condition des personnes opprimées.
Il n’est donc pas surprenant que leur collègue Susan Prentice ait reçu un appel de Mme Robbins en 2001.
« J’étais alors professeure adjointe et je débutais ma carrière. Wendy m’a dit qu’elle avait besoin de mon aide et je pense qu’elle savait que j’étais quelqu’un qui ne reculerait pas devant un combat, se souvient Mme Prentice qui, plus de vingt ans plus tard, a mené une brillante carrière de professeure de sociologie à l’Université du Manitoba et a plaidé en faveur de changements de politiques pour lutter contre la discrimination systémique.
Arrêter l’exode des cerveaux et engager le combat
Le gouvernement fédéral a lancé le Programme des chaires de recherche du Canada en 2000. Ce programme prestigieux, le premier du genre dans le monde, a attribué aux universités canadiennes jusqu’à 2 000 chaires pour soutenir les chercheures et chercheurs en début de carrière et les chercheures et chercheurs établis. L’objectif était simple : investir dans les meilleurs chercheures et chercheurs du Canada pour les aider à rester au pays.
À l’époque, le pays était confronté à la crise de « l’exode des cerveaux » – qui mettait en péril le potentiel d’innovation et de croissance du Canada. Le pays perdait certains de ses chercheures et chercheurs les plus talentueux au profit de grosses sommes d’argent et de nombreuses possibilités au sud de la frontière. Conscient de la nécessité de remédier à la perte de talents et au déclin économique du secteur de la recherche, le gouvernement du Canada a créé le Programme des chaires de recherche du Canada.
Le Programme a attribué des chaires de recherche du Canada de niveaux 1 et 2 aux universités canadiennes pour leur permettre d’attirer des chercheures et chercheurs universitaires de haut niveau. Cependant, quelques mois après le lancement du Programme, une tendance inquiétante est apparue, selon Mme Prentice.
« En observant la première vague de mises en candidature, nous avons remarqué des injustices. Il est apparu clairement que les femmes n’obtenaient pas une part équitable des nominations, qu’il y avait des inégalités pour les personnes racialisées, les Autochtones et les personnes en situation de handicap », se souvient-elle.
Audrey Kobayashi l’a également constaté. Professeure de géographie à la Queen’s University et militante pour l’équité, elle se souvient d’avoir assisté à une présentation organisée par le Programme tout juste après son lancement. À la fin de la présentation, elle a levé la main et demandé : « Comment avez-vous intégré l’équité dans le Programme? Le représentant du Programme l’a regardée et lui a répondu : « Ce n’est pas une question d’équité, c’est une question d’excellence ». Elle était choquée.
Wendy Robbins a assisté à cette même présentation et a décidé que quelque chose devait changer. Elle a immédiatement demandé à Mme Kobayashi, à Mme Ollivier, à Mme Prentice et à une équipe de femmes de se joindre à elle pour contester le manque d’équité du Programme.
Audrey Kobayashi a accepté tout comme Marjorie Griffin Cohen, Louise Forsyth, Glenis Joyce et Shree Mulay. C'est ainsi que huit universitaires audacieuses et déterminées ont décidé de prendre des mesures décisives pour rectifier cette situation troublante.
« Wendy voulait des femmes de différentes ethnies et de différents niveaux professionnels. La chose la plus importante dans la création de cette équipe de femmes était que tout le monde devait être titulaire ou en voie de titularisation. Nous devions toutes être à un niveau acceptable dans notre carrière pour ne pas subir les foudres de nos universités. Nous ne pouvions pas être licenciées pour ce combat », explique Shree Mulay, professeure à la Faculté de médecine de la Memorial University à Terre-Neuve.
Les femmes déposent une plainte pour violation des droits de la personne
Désormais mobilisées et organisées avec le soutien juridique de l’Association canadienne des professeures et professeurs d’université, les huit femmes ont déposé en 2003 une plainte auprès de la Commission canadienne des droits de la personne, invoquant un déséquilibre entre les sexes, les personnes en situation de handicap, les Autochtones et les personnes racialisées entre les chaires des universités canadiennes. Les revendications étaient simples : les mises en candidature au Programme effectuées par les établissements doivent être justes, ouvertes, transparentes et équitables pour toutes les personnes admissibles. En d’autres termes, elles voulaient que les postes de chaires reflètent la population canadienne.
« Il était absolument impératif que ces postes soient distribués au moyen d’un processus équitable. Les gens devaient être informés des possibilités offertes. Leurs candidatures devaient être sérieusement examinées pour les postes de chaire, de sorte qu’à la fin du processus, la procédure soit équitable. Il ne pouvait s’agir d’un club pour hommes seulement », se souvient Mme Prentice.
La Commission a accepté la requête et a demandé aux plaignantes et à Industrie Canada (le ministère fédéral aujourd’hui connu sous le nom d’Innovation, Sciences et Développement économique Canada et dont le portefeuille comprend le Programme des chaires de recherche du Canada) d’entamer une médiation. En 2006, un accord a été conclu.
À l’époque de l’accord de 2006, l’équité était un défi majeur au sein des universités canadiennes. Les femmes ne représentaient qu’une fraction, environ 20 p. 100, des professeurs permanents du corps professoral permanent à temps plein dans les établissements canadiens, ce qui rendait l’équité au sein du Programme encore plus difficile compte tenu du nombre limité de chaires de recherche du Canada. Il en allait de même pour les peuples autochtones et les personnes racialisées, ainsi que pour les chercheures et chercheurs en situation de handicap et ceux de la communauté 2SLGBTQI+.
Les plaignantes ont rapidement constaté que, malgré l’accord de 2006, le Programme n’imposait pas les changements espérés, comme une plus grande équité, une plus grande transparence et une plus grande responsabilité. Elles affirment que l’accord ne prévoyait pas de processus pour remédier aux inégalités dans les chaires attribuées aux établissements canadiens et qu’il n’y avait pas de procédure d’appel pour s’assurer que les universités respectent les termes de l’accord, ni de répercussions pour celles qui ne s’y conforment pas.
Mme Prentice savait qu’elle et ses collègues devaient continuer à s’exprimer. « À moins que vous ne commenciez à soutenir que les peuples autochtones, les personnes en situation de handicap ou les personnes racialisées ne sont pas aussi talentueuses que les autres Canadiennes ou Canadiens, il n’y a vraiment aucune raison pour que les chaires ne soient pas attribuées en fonction de la représentation naturelle de la population. »
Nouvelle ère, nouvel accord
Au fil du temps, le groupe est resté déterminé face à l’adversité. Michèle Ollivier est décédée en 2010, après une longue maladie, à l’âge de 53 ans, et Wendy Robbins est morte subitement de complications dues à un anévrisme cérébral en 2017, à l’âge de 68 ans. Le reste du groupe a poursuivi la lutte en l’honneur des deux femmes qui ont été les premières à s’élever contre l’inégalité dans le Programme.
En 2017, l’équipe de six personnes a présenté une motion visant à faire de l’accord de règlement de 2006 une ordonnance de la cour fédérale, obligeant ainsi le Programme à accélérer ses efforts pour travailler avec les universités et mettre en œuvre l’accord. La détermination des femmes, associée à l’engagement du gouvernement à accroître l’équité, la diversité et l’inclusion au sein de l’écosystème de la recherche, d’abord sous la direction de la ministre des Sciences et des Sports de l’époque, l’honorable Kirsty Duncan, et des trois organismes – les Instituts de recherche en santé du Canada, le Conseil de recherches en sciences naturelles et en génie et le Conseil de recherches en sciences humaines – a conduit à un accord visant à remédier à l’accord.
« Avec le recul, nous reconnaissons pleinement que les progrès réalisés au cours de la décennie qui a suivi le règlement initial n’ont pas été suffisants. En 2017, le moment était venu d’intensifier les mesures concrètes que le Programme pouvait prendre pour véritablement intégrer l’équité, la diversité et l’inclusion, en reconnaissant pleinement que de tels changements ne pouvaient que renforcer l’excellence de la recherche dans toutes les disciplines de recherche », déclare Ted Hewitt, président du Conseil de recherches en sciences humaines, l’organisme qui administre le Programme.
Une équipe chargée du rendement, de l’équité et de la diversité, au sein du Secrétariat des programmes interorganismes à l’intention des établissements, hébergé par le Conseil de recherches en sciences humaines, a été formée et dirigée par Marie-Lynne Boudreau, aujourd’hui directrice, Rendement, Équité, Diversité. Les comités de gouvernance du Secrétariat savaient que le Programme et les universités participantes devaient faire mieux pour remédier aux inégalités existantes et voulaient voir un groupe de titulaires de chaire de recherche du Canada beaucoup plus diversifié au pays. En 2018, Mme Boudreau a dirigé l’équipe à la table de médiation avec Dominique Bérubé, alors vice-présidente à la recherche du Conseil. Un an plus tard, les deux parties se sont entendues sur ce que l’on appelle aujourd’hui l’addenda de 2019 : un nouvel accord de règlement lié à l’accord de 2006, qui exige un certain nombre de mesures de la part du Programme, notamment que toutes les universités soient tenues de suivre un processus d’évaluation transparent afin d’identifier les candidates et candidats en fonction de la population du Canada et d’établir des objectifs fermes en matière d'équité qui incluent les femmes, les personnes racialisées, les peuples autochtones et les personnes en situation de handicap dans l’attribution d’une chaire de recherche du Canada. L’addendum a intégré de nombreuses mesures que le Programme avait déjà commencé à adopter dans le cadre de son plan d’action en matière d’équité, de diversité et d’inclusion qui avait été lancé en 2017 en réponse à la recommandation formulée dans la cadre de la 15e année du Programme.
« Sans ce groupe de femmes fortes et déterminées, nous n’aurions pas vu le rythme de changement du niveau d’équité que nous constatons maintenant au sein du Programme, remarque Mme Boudreau. Au cours des dernières années, les taux de représentation des femmes, des personnes racialisées, des peuples autochtones et des personnes en situation de handicap ont augmenté au point d’établir des records au sein du Programme. Étant donné que les critères d’excellence et de mérite pour les mises en candidature au Programme restent inchangés, cela démontre très concrètement que les faibles niveaux antérieurs de mises en candidature de personnes issues de ces groupes n’étaient pas dus à un manque d’excellence, comme certains l’ont laissé entendre et le laissent encore entendre, mais plutôt à des obstacles systémiques tels que les préjugés dans les politiques et la prise de décision. »
Les politiques d’équité ouvrent une nouvelle voie
Désormais, chaque établissement participant au Programme doit élaborer et mettre en œuvre son propre plan d’action en matière d’équité, de diversité et d’inclusion afin de cerner et d’éliminer les obstacles systémiques qui ont conduit aux inégalités historiques du Programme. Les établissements, le Programme et le Comité consultatif externe sur les politiques d’équité, de diversité et d’inclusion ont travaillé en étroite collaboration ces dernières années dans le but commun d’éliminer les obstacles qui ont empêché la pleine participation des femmes, des personnes racialisées, des peuples autochtones et des personnes en situation de handicap.
« Ce que nous avons confirmé au cours de ce travail acharné, c’est que la diversité fait partie intégrante de l’excellence en matière de recherche et qu’elle ne peut être atteinte sans une forte participation de personnes ayant des antécédents, des cultures et des idées qui varient. Le changement peut se produire avec la bonne approche, la détermination et l’ouverture d’esprit nécessaires pour remédier aux erreurs du passé. Nous espérons que le Programme créera un précédent pour parvenir à un écosystème de recherche plus juste et plus équitable », ajoute Dominique Lalonde, directrice des programmes interorganismes à l’intention des établissements.
Hommage aux pionnières de l’équité
En reconnaissance du travail difficile et du parcours dans lequel Wendy Robbins, Michèle Ollivier et les six autres femmes se sont engagées depuis 20 ans, le Programme a créé le prix Robbins-Ollivier d’excellence en matière d’équité en 2022. Chaque année, le Programme attribuera à trois candidates et candidats 100 000 dollars chacun, pour une durée maximale d’un an, afin de financer des projets audacieux et susceptibles de changer la donne, qui susciteront des changements et prendront des mesures pour éliminer les obstacles systémiques persistants dans l’écosystème de la recherche et dans le monde universitaire. Le prix récompensera les membres du corps enseignant qui consacrent leur temps, leur expertise et leur expérience vécue à la réduction des inégalités dans leur établissement de recherche et offrira aux étudiantes et étudiants et aux stagiaires la possibilité de contribuer à ce travail important.
Les tout premiers prix ont été décernés par le comité consultatif sur les politiques d’équité, de diversité et d’inclusion du Programme, et leurs recommandations de financement ont été approuvées par le comité directeur du Programme. Les lauréates et lauréats seront annoncés à la fin du printemps 2023.
Les membres des familles des chercheures décédées, de même que les six autres femmes espèrent que les changements apportés au Programme et les nouvelles politiques d’équité, de diversité et d’inclusion mises en place apporteront transparence et responsabilité au sein des universités canadiennes, ce qui entraînera des effets d’une grande portée.
« Ce que nous avons réussi à faire est vraiment formidable. Cet accord ne concerne que le Programme, un programme d’élite, mais il pourrait s’appliquer à toutes sortes de recrutements au sein des universités. Nous avons fixé la barre de l’équité dans les universités canadiennes. Ce prix le rappellera aux administratrices et administrateurs », déclare Griffin Cohen, professeure émérite de sciences politiques et d’études sur le genre, la sexualité et les femmes à la Simon Fraser University.
Vice-présidente associée du Secrétariat, Valérie Laflamme souligne l’influence de l’évolution du Programme en matière d’équité, de diversité et d’inclusion sur la refonte d’autres grands programmes de recherche nationaux, notamment les Programmes des chaires d’excellence en recherche du Canada et le Fonds d’excellence en recherche Apogée Canada. « Les efforts des huit femmes qui se sont battues pour l’équité dans le Programme sont reconnus pour un héritage qui va bien au-delà de la portée de leur plainte initiale. Elles ont inspiré des changements vastes et durables qui se répercutent sur le paysage de la recherche au Canada, et nous continuons à nous efforcer d’apporter des améliorations, car le travail est loin d'être terminé. »
Les autres membres du groupe espèrent que de jeunes universitaires et activistes continueront à porter le flambeau. Elles espèrent surtout que ce précédent encouragera et inspirera ces groupes à trouver la volonté de se battre pour l’équité, même lorsque cela est inconfortable.
« Je suis plus âgée maintenant, mon combat est donc terminé. J’espère simplement que nous continuerons à avancer sur cette voie que nous avons contribué à paver et que, en tant que société, nous continuerons à progresser », plaisante Louise Forsyth, qui a enseigné pendant des années à la Saskatchewan University et qui est aujourd’hui professeure émérite et professeure associée en études féminines et études de genre.
En repensant aux deux dernières décennies de ce travail, Susan Prentice a du mal à retenir ses larmes. « Ce fut un processus très long, très gratifiant et très émouvant, et j’ai aussi perdu deux collègues et amies incroyables en cours de route ».
Ainsi, ces huit femmes, qui ont été des pionnières il y a plusieurs décennies, ont ouvert la voie à la prochaine génération de personnes qui peuvent changer la donne dans la recherche canadienne.